LES TÉLESCOPES GRAVITATIONNELS
Texte intégral

par FRANçOISE COMBES et TOMMY WIKLIND

Les masses situées entre les sources de lumière célestes et la Terre courbent la lumière.
Les images déformées des sources nous renseignent sur leur éloignement et sur la structure de l'Univers.

 

De toutes les informations qui parviennent à la Terre, la lumière est la plus étudiée : les rayonnements électromagnétiques sont enregistrés à l'aide de milliers de télescopes, au sol ou embarqués. Analysée, la lumière nous renseigne sur la genèse des étoiles, des galaxies et autres objets de l'Univers. Pourtant, dans un milieu hétérogène, la lumière ne se propage pas en ligne droite, de sorte que la vision que nous avons de l'Univers est déformée.

À la manière d'une lentille qui courbe les rayons lumineux, la matière dévie la lumière des astres éloignés ; de même, les régions contenant moins de matière que le reste de l'Univers déforment l'image des astres qui sont derrière elles. Ces déviations engendrent des mirages gravitationnels.

Dès 1704, Isaac Newton avait calculé la déviation des rayons lumineux par le Soleil, mais il avait prédit une valeur deux fois inférieure à celle qu'Albert Einstein détermina, en 1915, dans le cadre de sa théorie de la gravitation. La prévision d'Einstein fut confirmée en 1919 lors d'une éclipse de Soleil : Arthur Eddington et ses collègues mesurèrent une déflexion des rayons lumineux rasant le bord du Soleil de 1,75 seconde d'angle.

Si, le plus souvent, la lumière est peu déviée, de sorte que la position des astres sur le ciel indique leur position réelle, certaines configurations engendrent de fortes déformations. Comment verrait-on une galaxie spirale si une masse ponctuelle importante se trouvait entre nous et elle?

Les rayons lumineux émis par la galaxie sont d'autant plus déviés que l'objet interposé est massif. L'observateur voit alors des images de la galaxie dans le prolongement des rayons lumineux qui l'atteignent, et non dans la direction réelle de la galaxie.

Bien que l'existence de mirages gravitationnels ait été prévue par les théoriciens dès les années 1960, notamment par Sjur Refsdal, de l'Université de Hambourg, les astronomes se sont peu préoccupés du phénomène jusqu'à la découverte, en 1979, du quasar 0957+561, le premier mirage gravitationnel (voir Un mirage gravitationnel, par Frederic Chaffee, Pour la Science, janvier 1981). Les quasars sont les objets les plus lumineux et les plus distants de l'Univers. Les astronomes américains auteurs de la découverte en avaient observé deux à moins de six secondes d'angle (1/300ième du diamètre lunaire), et avec un rayonnement caractéristique identique. Les quasars étant des objets rares ­ on en connaît quelques milliers seulement, alors qu'on a observé des millions de galaxies ­, la probabilité de trouver deux quasars aussi proches dans le ciel était déjà très faible ; la probabilité d'en trouver deux avec un rayonnement identique était quasi nulle.

Les astronomes conclurent que les deux images provenaient du même quasar dont les rayons lumineux avaient été déviés par une galaxie ou par un groupe de galaxies situés dans la même direction. L'évolution de l'intensité lumineuse des deux images confirma cette hypothèse  : les deux images évoluaient conjointement avec un délai fixe. En effet, le trajet des photons, et donc, le temps mis par la lumière pour nous parvenir, diffère pour chacune des images. Lorsque l'intensité du quasar varie avec, en particulier, des sursauts d'intensité, le sursaut détecté d'abord sur une image est détecté après un délai fixe sur l'autre image.

Voici dix ans, on connaissait 17 mirages gravitationnels ; aujourd'hui, on en a identifié 34, par leur rayonnement visible ou radio ; une dizaine d'arcs dans les amas de galaxies pourraient également s'ajouter à ce total. D'abord considérées comme des curiosités célestes, les lentilles gravitationnelles sont devenues des outils qui nous renseignent sur les galaxies lointaines, sur la répartition de matière dans l'Univers et, aussi, sur les caractéristiques du gaz qui forme les lentilles : lorsque la lumière d'une galaxie traverse du gaz, celui-ci absorbe une partie de la lumière, de sorte que le spectre enregistré présente des raies d'absorption. Ces dernières, révèlent la nature des molécules et atomes présents dans le milieu traversé. Nous verrons que les raies moléculaires observées dans les lentilles sont particulièrement utiles.

Objets lointains et matière noire

Comme les lentilles optiques, les lentilles gravitationnelles focalisent la lumière. La taille des objets est agrandie, alors que leur luminosité totale reste inchangée. Puisque la probabilité de trouver des objets massifs dans une direction augmente avec la distance, les astres lointains ont le plus de chance d'être agrandis.

Grâce à ces télescopes gravitationnels, des quasars lointains apparaissent sous la forme d'images multiples, ou accompagnés d'anneaux d'Einstein, obtenus lorsque l'astre se trouve exactement aligné avec la lentille sur la ligne de visée. Comme l'alignement parfait est très rare, les anneaux sont déformés ou incomplets (voir la figure "Selon l'alignement de la source et de la lentille, l'aspect des mirages diffère ").

Même des galaxies ordinaires peuvent être détectées à de grandes distances, lorsqu'elles se trouvent derrière un amas de galaxies (voir la figure "Les galaxies lointaines") : leur image agrandie devient perceptible. Grâce à ces études, les astronomes espèrent mieux connaître les galaxies lointaines et comprendre leur évolution.

Comment les mirage gravitationnels nous renseignent-ils sur les caractéristiques des lentilles, tout d'abord? Les mirages résultent d'interactions des rayons lumineux avec le champ gravitationnel de la lentille. Selon la fameuse loi d'Einstein, E = mc2 (où E est l'énergie, m, la masse, et c, la vitesse de la lumière), la masse et l'énergie sont équivalentes. Ainsi, la lumière, transmise par des particules sans masse mais dotées d'une énergie (les photons), est, comme une particule massive, soumise à l'attraction universelle  : elle est attirée par le champ gravitationnel de la lentille massive.

Or, le champ gravitationnel de la lentille dépend de la répartition de la masse dans l'espace. Ainsi, en analysant un mirage gravitationnel, on calcule la masse de la lentille. Lorsque la lentille est un amas de galaxies dont on peut mesurer la luminosité, on déduit la masse de la matière qui ne brille pas, autrement dit, la matière noire. Cette matière noire constituerait une grande partie de la masse de l'Univers, et sa détection est l'une des principales applications des lentilles gravitationnelles.

Les galaxies lointaines, très nombreuses, forment une image aléatoire que la présence d'un lentille déforme de façon caractéristique (voir la figure "Déformation de galaxies lointaines due à une lentille gravitationnelle"). Utilisant ce phénomène, Bernard Fort, de l'Observatoire de Paris, Yannick Mellier, de l'Institut d'astrophysique de Paris, et leurs collègues, ont détecté de multiples arcs lumineux dans plusieurs amas, dont Abell 370 et Abell 2218. Ces arcs correspondent à des galaxies situées derrière les amas. Ayant calculé la masse des différentes zones des amas, ils ont montré que la matière noire était cinq fois plus concentrée dans les régions centrales des amas que dans leur périphérie. Ce résultat est inattendu, car la matière lumineuse est répartie de manière uniforme dans les amas. Cette différence de concentration dénoterait une différence dans la genèse de la matière lumineuse et de la matière noire.

Pour mieux étudier la matière noire, deux approches complémentaires sont poursuivies. Une partie de la matière noire est constituée de matière ordinaire, telles les naines brunes. Ces petites étoiles ne brillent pas, mais les astronomes les décèlent indirectement par leurs effets de microlentille gravitationnelle : les naines brunes dévient la lumière des étoiles situées dans leur direction, derrière elles, de sorte que l'on peut voir, en cas d'alignement, un petit mirage gravitationnel. À ce jour, les expériences MACHOS et EROS, consacrées à ces études, ont détecté quelques naines brunes dans le Grand Nuage de Magellan, l'une des galaxies les plus proches de la nôtre.

L'autre approche, pour la détection de la matière noire qui n'est pas constituée de matière ordinaire, mais de particules exotiques, utilise la déformation à toutes les échelles : outre les arcs lumineux, relativement faciles à détecter et qui sont le fruit d'une déformation par la matière dense, il existe à très grande échelle dans l'Univers des multitudes de distorsions des images de galaxies, non plus par un seul amas, mais par toute la masse dispersée dans l'Univers. La détection des déformations à grande échelle indique la position des grandes structures de l'Univers, y compris la matière noire. Par comparaison avec les prévisions des modèles cosmologiques, on détermine la géométrie de l'Univers et les paramètres cosmologiques, comme la densité moyenne de l'Univers et sa courbure.

Malheureusement, la mesure de ces faibles déformations est malaisée, car les galaxies ont des orientations variées : il est difficile de distinguer les galaxies qui sont allongées en raison des déformations de mirage gravitationnel, d'une part, des galaxies vues par la tranche non déformées, d'autre part. Toutefois, les lentilles produisent des images symétriques qui facilitent la distinction : en l'absence de déformations, l'orientation des galaxies est aléatoire, tandis que, sur de grandes échelles, l'alignement des galaxies déformées est caractéristique.

Grâce aux perfectionnements des détecteurs et des méthodes d'analyse, les astronomes ont décelé des distorsions de quelques pour cent sur de grandes échelles. De nombreux programmes d'observation sont en cours sur les grands télescopes. En particulier, le groupe de Y. Mellier et B. Fort espère, grâce à une analyse statistique de vastes régions du ciel, y connaître la répartition de matière totale.

La géométrie de l'Univers

Outre la mesure de la répartition de la matière, les lentilles gravitationnelles aident aussi à connaître les paramètres fondamentaux de la cosmologie. Selon la théorie du Big Bang, l'Univers est en expansion continuelle depuis 15 milliards d'années. Comme les taches sur un ballon que l'on gonfle, les galaxies s'éloignent d'autant plus vite les unes des autres (et de nous) qu'elles sont lointaines. Le quotient de leur vitesse par leur distance est nommé constante de Hubble, du nom de l'astronome américain Edwin Hubble (1889-1953) qui, dans les années 1920, a mis en évidence cette fuite des galaxies. La constante de Hubble, ainsi que le paramètre de décélération (qui indique les variations de la vitesse d'éloignement des galaxies en fonction du temps) sont des paramètres mesurables par l'étude des lentilles gravitationnelles.

Pour étudier une galaxie, on sépare les différentes longueurs d'onde qui composent la lumière qu'elle émet. En raison de l'effet Doppler, le spectre ainsi mesuré est d'autant plus décalé vers les grandes longueurs d'onde, «vers le rouge», que la galaxie étudiée s'éloigne rapidement (comme la sirène d'une ambulance qui s'éloigne est plus grave que lorsque la sirène s'approche). Comme les galaxies les plus éloignées sont celles qui s'éloignent le plus vite, le décalage vers le rouge d'un objet céleste révèle sa distance. La lumière se déplaçant à vitesse finie, c'est également une mesure de son âge : les objets ayant le plus grand décalage vers le rouge sont aussi les plus jeunes.

La constante de Hubble reste mal connue, en particulier, parce qu'on ne connaît la distance absolue des objets lointains qu'à un facteur deux près. Comment mesurer le plus précisément possible la distance d'objets lointains?

Tel l'arpenteur, l'astronome reporte son «mètre-étalon» jusqu'aux lointaines galaxies. Pour cela, il procède par étape. La distance des étoiles les plus proches (moins de 900 années-lumière) est déterminée géométriquement par la méthode des parallaxes (la variation de direction apparente d'une étoile à six mois d'intervalle, c'est-à-dire quand la Terre s'est déplacée d'un demi-tour sur son orbite). Plus loin, on utilise des étoiles variables périodiques nommées Céphéides dont la luminosité absolue est connue : en 1912, l'astronome américaine Henrietta Leavitt a montré que la luminosité absolue d'une Céphéide est uniquement fonction de sa période. Ainsi, en mesurant la période et la luminosité d'une Céphéide, on en déduit sa distance : elle est proportionnelle au quotient de sa luminosité absolue par sa luminosité apparente.

Cette méthode, dite des «chandelles standards», s'applique également aux distances intergalactiques : les astronomes utilisent alors les galaxies les plus brillantes des amas, dont la luminosité absolue est connue comme standard. Pour les distances les plus lointaines, on utilise la loi de l'expansion de l'Univers et l'on déduit la distance d'un objet en fonction de sa vitesse apparente par rapport à nous (mesurée par son décalage vers le rouge).

Pour cela, il faut que la vitesse d'expansion soit suffisamment grande devant les vitesses particulières des galaxies entre elles. Ces vitesses, qui s'ajoutent au mouvement général de l'expansion, sont dues à l'attraction gravitationnelle des amas de galaxies les plus proches, l'Univers n'étant pas homogène à cette échelle. Dans notre voisinage, par exemple, les galaxies ont toutes un mouvement important vers un amas de galaxies nommé le Grand Attracteur.

Comment détermine-t-on la constante de Hubble? C'est le quotient de la vitesse d'éloignement des galaxies par leur distance. Pour la calculer, il faut donc connaître le mieux possible la distance d'une galaxie et sa vitesse d'éloignement due à l'expansion. Cette constante est déterminée aux distances intermédiaires, où la méthode des «chandelles standards» est applicable, à condition de soustraire les vitesses propres.

Toutefois, les astronomes ne s'accordent ni sur la distance des galaxies dans cette région intermédiaire, ni sur leur vitesses particulières : la constante de Hubble reste incertaine, avec une valeur comprise entre 40 et 100 kilomètres par seconde et par mégaparsec (un parsec est égal à 3,28 années-lumière). Les désaccords portent surtout sur les diverses manières de corriger les vitesses particulières. Une nouvelle méthode pour évaluer les distances très lointaines est la bienvenue, car, à ces distances, les vitesses propres sont négligeables par rapport à la vitesse d'expansion : avec la seule distance, on détermine la constante de Hubble.

Cette méthode recherchée est celle des lentilles gravitationnelles, parce que la lumière des différentes images parcourt des trajets de longueurs différentes (sauf les cas de l'anneau d'Einstein, où par symétrie, tous les parcours ont la même longueur). Supposons que l'on observe une image double d'un quasar et nommons d1 et d2 les longueurs des deux trajets de la lumière. Par l'analyse de la position relative des images du quasar et de la lentille, et par une modélisation de la lentille, on détermine le quotient entre les longueurs des trajets suivis par les deux images, soit d1/d2. Dans le cas d'une lentille ponctuelle, ce quotient des trajets dépend uniquement de la distance angulaire entre la lentille et les deux images de la source. Pour connaître les longueurs elles-mêmes, et non seulement leur quotient, une information supplémentaire est nécessaire.

Si l'on mesure la différence de temps entre le moment où un sursaut de luminosité apparaît sur une image et celui où ce même sursaut apparaît sur l'autre image, on en déduit la différence de longueur entre les chemins optiques : c'est le produit de la différence de temps par la vitesse de la lumière. Connaissant le quotient (d1/d2) et la différence entre les longueurs (d1 ­ d2), on déduit ces longueurs d1 et d2, qui sont égales à la distance absolue du quasar à quelques pour cent près.

Du premier mirage gravitationnel découvert, QSO 0957+561, les astronomes auraient pu théoriquement déduire une distance précise, mais, la comparaison des courbes de lumière (la variation d'éclat en fonction du temps) des deux images est délicate. Ainsi, selon les déterminations, la différence de temps d'arrivée est comprise entre 404 jours et 537 jours.

De surcroît, l'estimation du quotient des trajets dépend de la modélisation de la lentille, l'objet déflecteur de la lumière. Or, pour ce quasar, la séparation entre les deux images est grande (six secondes d'angle). La masse nécessaire à une telle déviation est celle d'un petit amas de galaxies, que l'on observe d'ailleurs devant le quasar. La répartition de la masse dans un amas de galaxies étant plus difficile à estimer que dans une seule galaxie, le quotient des trajets est moins précisément connu. La constante de Hubble déduite est ainsi comprise entre 33 et 117 kilomètres par seconde et par mégaparsec, ce qui est trop approximatif pour préciser la valeur déterminée par les méthodes classiques d'estimation de la distance absolue des objets lointains.

Ne pourrait-on trouver une source dont l'image serait déviée par une seule galaxie, de sorte que la modélisation soit plus facile? L'idéal serait que la galaxie soit la plus massive possible, pour que la séparation angulaire des multiples images de la source soit voisine de une seconde d'angle. Dans ce cas, on pourrait séparer les images dans le domaine visible et, comme le retard est plus court (plus la séparation angulaire est faible, moins la lumière est déviée et plus le retard est court) que dans le cas précédent, on associerait facilement les caractéristiques communes dans le spectre de chaque image. Dans le visible, aucune lentille possédant ces caractéristiques n'a encore été observée, mais peut-on en trouver à d'autres longueurs d'onde?

Les mirages radio

  Contrairement au domaine visible, la résolution angulaire dans le domaine radio n'est pas dégradée par la turbulence atmosphérique. De plus, l'obscurcissement dû à la lentille elle-même est plus faible que dans le visible : lorsque les images sont très rapprochées, les rayons lumineux déviés traversent la lentille près du centre, où l'absorption par le gaz et la poussière de la lentille est importante. Une ou plusieurs images du quasar peuvent alors être complètement absorbées dans le visible et n'être aperçues qu'en radio.

La source radio PKS 1830-211 est un cas exemplaire. C'est un quasar découvert aux longueurs d'onde centimétriques par deux astronomes indiens, Ravi Subramanyan et Ramesh Rao, de l'Université de Pune, avec les antennes interférométriques du VLA (Very Large Array, ou «très grand réseau»), au Nouveau Mexique. La résolution atteinte par cet instrument est bien meilleure que la seconde d'angle. La carte de l'émission radio centimétrique révèle deux images gravitationnelles du quasar, avec un embryon d'anneau d'Einstein (voir la figure " Deux images de la source et un embryon d'anneau d'Einstein"). Aucune contrepartie dans le visible n'a été trouvée, ni pour le quasar ni pour la lentille, et la recherche de raies à une longueur d'onde de 21 centimètres, qui révèlent l'hydrogène de la lentille, est longtemps restée infructueuse, en raison d'interférences de télécommunications terrestres. Cette raie vient juste d'être détectée au vla par Chris Carilli, de l'Observatoire de Socorro, mais elle est difficilement exploitable.

Pour étudier cette lentille, nous avons recherché les molécules qui pourraient se trouver dans la lentille et absorber la lumière du quasar à des longueurs d'onde caractéristiques. Nous avons balayé le domaine de longueurs d'onde à deux et trois millimètres avec le télescope submillimétrique de 15 mètres de diamètre du SEST (Swedish-European Submillimeter Telescope, soit «télescope suédo-européen submillimétrique»), à La Silla, au Chili. Grâce à cette exploration, nous avons découvert une dizaine de raies d'absorption moléculaires. Comment mesurer le décalage vers le rouge de ces raies?

La position des raies est connue en laboratoire mais elles sont nombreuses. L'identification des molécules absorbantes n'a été possible qu'après l'observation d'un certain nombre de raies. Les raies détectées sont celles de nombreuses molécules organiques : le monoxyde de carbone (CO), le cyanure d'hydrogène (HCN), le sulfure de carbone (CS), etc. Pour chaque molécule, plusieurs raies sont aujourd'hui détectées. Le décalage vers le rouge de la lentille, mesuré grâce à l'identification des raies, est de 0,88582.

Dans nos premières observations, les deux images étaient superposées. À l'aide de l'interféromètre de l'IRAM, près de Grenoble, nous sommes parvenus à séparer les deux images, distantes d'une seconde d'angle. Nous avons ainsi montré que seule la lumière d'une des images du quasar était absorbée par les molécules identifiées.

À l'aide de cette absorption sélective, nous pouvons mesurer l'intensité lumineuse de chaque image, sans même séparer spatialement le système double. Nommons A et B les deux images. Sans absorption, les émissions continues des deux images s'ajoutent : on observe A + B. En revanche, lorsque l'on observe à la longueur d'onde d'une raie d'absorption (par exemple CO), seule l'image B est absorbée ; il ne reste plus que l'émission continue de A. En mesurant simultanément l'intensité lumineuse à la longueur d'onde d'une raie et à une autre longueur d'onde, on en déduit donc l'intensité de A et celle de B. En répétant cette mesure à des moments successifs, on peut alors estimer la différence des chemins optiques entre les deux images. La différence des temps d'arrivée des photons devrait être de trois à sept semaines. Ces observations sont actuellement effectuées de façon hebdomadaire avec les télescopes de l'IRAM et du SEST.

Une autre source radio, B0218+357, ressemble beaucoup à PKS 1830-211 : c'est un quasar qui nous apparaît double, avec un superbe anneau d'Einstein (voir la figure " Le quasar radio B0218+357"). La disposition des deux images A et B est caractéristique de la géométrie attendue des lentilles gravitationnelles. Le centre de l'anneau indique la direction du centre de la lentille. La plus faible des images, B, est à l'intérieur de l'anneau. Les sources radio comportent en général une source compacte, dont le spectre est plat (l'intensité ne varie pas avec la fréquence), et des jets radio avec des condensations brillantes de spectre en pente (l'intensité de la lumière reçue diminue avec la fréquence). Ici les images A et B ont des spectres plats, alors que l'anneau a un spectre en pente. Ainsi, l'anneau est probablement l'image d'une condensation brillante dans un jet du quasar, alignée exactement avec la lentille et l'observateur.

Dans le domaine visible, on voit uniquement l'image B, l'autre image étant sans doute très obscurcie par de la poussière. En effet, la lentille est une galaxie vue par la tranche, située entre le quasar et notre Galaxie. Sur la ligne de visée correspondant aux rayons lumineux donnant l'image A se trouvent des nuages interstellaires très denses, détectés grâce à leurs raies d'absorption dans le domaine radio. La raie de l'hydrogène atomique a été observée par C. Carilli et ses collègues en 1993, et nous avons détecté plus d'une douzaine de raies d'absorption moléculaires avec le télescope de 30 mètres de l'iram, au Pico Veleta, en Espagne.

La distance angulaire entre les deux images A et B est de 0,3 seconde d'angle : c'est la plus faible détectée à ce jour. La déviation des rayons lumineux n'est due qu'au bulbe de la galaxie-lentille, et la modélisation géométrique du phénomène est particulièrement simple. En utilisant, dans le domaine radio, la variation de polarisation successive (la direction d'oscillation de l'onde lumineuse) des deux images, Edward Corbett et ses collègues, de l'Université d'Hertfordshire, ont déterminé la différence des temps d'arrivée des photons : les photons de l'image A mettent 12 ± 3 jours de plus à nous parvenir que ceux de l'image B, de sorte que la constante de Hubble serait égale à quelque 30 kilomètres par seconde et par mégaparsec. Cette valeur dépend toutefois du modèle géométrique de lentille. La confirmation à d'autres longueurs d'onde est impatiemment attendue.

Raies moléculaires et gaz lointain

La détection de raies d'absorption dans le spectre des quasars n'est pas nouvelle  : la raie d'absorption de l'hydrogène atomique Lyman-alpha, dans l'ultraviolet, est si fréquemment observée que l'on nomme la série de raies détectées la «forêt» Lyman-alpha. Il suffit de si peu d'hydrogène sur la ligne de visée entre un quasar et l'observateur, pour produire une raie détectable, que la masse d'hydrogène interposé n'est pas suffisante pour créer une lentille. En étudiant ces raies, on s'est aperçu que les galaxies sont entourées de filaments d'hydrogène, sur des distances égales à plus de dix fois leur diamètre. Les galaxies sont comme les nœuds d'une toile de filaments emplissant tout l'Univers. Ce gaz intergalactique, beaucoup plus abondant par le passé, a servi à former les étoiles des galaxies durant leur évolution.

Si les raies d'absorption de l'hydrogène atomique permettent l'exploration du gaz diffus, les raies moléculaires, observables dans le cas de mirages gravitationnels, sont l'outil privilégié pour explorer l'Univers dans ses lignes de visée les plus opaques. La densité de ce gaz augmente au voisinage des galaxies ; l'hydrogène absorbe tant les rayonnements ultraviolets et visibles qu'il bloque la lumière à ces longueurs d'onde. Aussi, on complète les observations en étudiant des raies qui ne sont pas totalement absorbées, telle la raie de l'hydrogène atomique à 21 centimètres, ou, pour du gaz plus dense encore, les raies moléculaires. Dans ce cas, la quantité de lumière absorbée est proportionnelle à la quantité de gaz sur la ligne de visée.

Les raies d'absorption moléculaires dues au gaz situé devant les quasars se révèlent également très utiles pour l'étude des nuages moléculaires froids à grand décalage vers le rouge. La technique des raies d'absorption est très sensible : à des décalages vers le rouge élevé, on peut détecter des quantités de gaz de quelques masses solaires (un seul nuage). Cette grande sensibilité a permis l'étude chimique des nuages, par la détection de dizaines de raies moléculaires correspondant à plusieurs molécules organiques et de leurs isotopes (des molécules dont les atomes diffèrent par leur nombre de neutrons).

Dans le milieu interstellaire, les proportions de molécules aussi fondamentales que l'oxygène moléculaire ou l'eau ne sont toujours pas déterminées. Le gaz très éloigné absorbe le rayonnement à des longueurs d'onde très décalées vers le rouge, de sorte que la longueur d'onde des raies d'absorption de ces molécules est supérieure à ce qu'elle est dans notre Galaxie. Ainsi, on s'affranchit de l'absorption atmosphérique et nous avons montré qu'en direction de B0218+357, la proportion d'oxygène moléculaire par rapport au monoxyde de carbone était inférieure aux prédictions des modèles chimiques.

Quelle est la température du gaz détecté à ces distances? Au minimum, elle est égale à 2,76 kelvins, la température du fond diffus cosmologique, vestige de l'époque reculée de la re-combinaison, lorsque les électrons et les protons qui, jusqu'alors, étaient libres, se sont regroupés en atomes. Dans un gaz diffus, les molécules ne peuvent pas être excitées par collision avec des molécules d'hydrogène  : leur température est celle du fond diffus cosmologique avec lequel elles sont en équilibre radiatif. On estime ainsi la température du fond diffus cosmologique et sa variation en fonction du décalage vers le rouge. Les déterminations que nous avons faites à un décalage vers le rouge de 0,9, corroborent les prédictions de la théorie du Big Bang : la température du fond diffus était supérieure par le passé, conformément à la théorie.

L'observation des raies d'absorption moléculaires dans les lentilles gravitationnelles est une technique pleine de promesses pour sonder le gaz froid à grand décalage vers le rouge. Les futurs instruments millimétriques bénéficieront de plus grandes surfaces collectrices, et un nombre bien supérieur de sources deviendront accessibles, car le nombre de sources croît très rapidement lorsque le flux décroît. Les lentilles gravitationnelles deviendront des outils fondamentaux de l'astrophysique du XXIe siècle.

 


Françoise Combes est astronome à l'Observatoire de Paris. Tommy Wiklind est astronome à l'Observatoire spatial d'Onsala, en Suède.


 

POUR EN SAVOIR PLUS :

SUR INTERNET :


Pour La Science, N° 242 décembre 1997