La RECHERCHE Hors Série Num 9, Ordre & Désordre , Novembre 2002 (p.44)

 

Des zooms successifs de l'Univers donnent sans cesse une image similaire, caractéristique d'un système fractal. Soumis à leur propre gravité, les nuages interstellaires s'effondrent sur eux-mêmes, puis se fragmentent en morceaux plus petits. Ces morceaux vont eux aussi avoir tendance à s'effondrer. La question de savoir si l'Univers reste fractal aux très grandes échelles n'a pas reçu de réponse définitive.

La gravité crée un ordre fractal dans l'Univers

Françoise Combes est astrophysicienne à l'Observatoire de Paris. Elle anime une équipe sur la dynamique des galaxies.

Francoise.Combes@obspm.fr

Les télescopes nous renvoient l'image d'un Univers parfaitement désordonné et chaotique. Pourtant tout indique que nombre de structures qui s'y forment suivent des lois bien précises, reflet d'un ordre sous-jacent. Paradoxe, dites-vous?

Amas et superamas de galaxies, étoiles, nuages interstellaires, Univers...: les objets de l'astrophysique sont-ils l'empreinte d'un chaos total, d'un ordre discret ou d'un désordre généralisé ? Posez la question à dix personnes prises au hasard et vous serez surpris par la diversité des réponses. Et si votre échantillon comprend un spécialiste du domaine, il est probable que sa réponse vous laisse un léger sentiment d'insatisfaction, à moins ....à moins qu'il ne vous propose un travelling depuis les plus petites structures contenues dans le milieu interstellaire, les nuages de gaz, jusqu'aux plus grandes, les superamas de galaxies. Car en astrophysique comme dans d'autres domaines de la science, les notions d'ordre et de désordre sont étroitement liées à la question d'échelle. Alors, du nuage de gaz à l'Univers tout entier, progresse-t-on vers l'ordre ou le désordre ?

Le milieu interstellaire est le composant gazeux de notre Galaxie et des galaxies extérieures. Constitué à 75 % en masse d'hydrogène, sa structure, révélée notamment grâce au rayonnement des raies moléculaires (voir l'encadré ), apparaît au premier abord très chaotique. Elle est formée d'un écheveau de filaments et de structures amorphes qui semblent se répéter de façon aléatoire à toutes les échelles. Cet aspect auto-similaire est d'ailleurs très troublant : il n'est pas possible de déterminer la taille d'une structure uniquement par son aspect. Des zooms successifs (jusqu'à 6 ordres de grandeur) redonnent sans cesse une image similaire, caractéristique d'un système dit fractal (figure 1).

Figure 1: Des zooms successifs du milieu interstellaire redonnent sans cesse une image similaire, caractéristique d'un système fractal. (Carte obtenue d'après l'analyse de la raie d'émission du monoxyde de carbone, Heyer et al, ApJS 115, 241 (1998)).

Vingt années d'observations et de modélisations ont effectivement montré que, dans le désordre et le chaos apparent de sa morphologie, le milieu vérifie des lois précises, reliant notamment la masse* des structures et leur taille. La masse M d'une structure donnée est proportionnelle à une puissance D de sa taille R, (M ( R ) = k RD ) et l'on appelle D la dimension fractale du milieu (figure 2). Il y a aussi des relations du même type entre la dispersion de vitesse d'une structure et sa taille, etc.. Ces lois de puissance reflètent bien le caractère auto-similaire de la structure fractale, car elles n'ont pas d'échelle caractéristique : elles restent inchangées si l'on multiplie l'échelle par un facteur quelconque.

Figure 2: Dans le milieu interstellaire la masse M d'uns structure est proportionnelle à une puissance D de sa taille. Dans une échelle logarithmique, la relation devient linéaire. Cet ordre particulier est le fait de l'autogravité, qui provoque l'effondrement des structures sur elles-mêmes, avant fragmentation. (d'après, Combes, Celest. Mech. 72, 91 (1999))

Comment les groupes de nuages peuvent-ils se former dans le milieu interstellaire, avoir à la fois un aspect chaotique et désordonné, tout en vérifiant des lois très précises, reflet d'un ordre sous-jacent ? La solution doit sans doute être trouvée dans la physique du milieu qui est dominée par la gravité et la turbulence. Auto-gravité d'abord : les structures ont tendance à se concentrer sur elles-mêmes, et si elles ne s'effondrent pas complètement c'est parce que les forces de pression s'y opposent. Les éléments gazeux sont en effet animés de mouvements désordonnés et turbulents, d'une intensité telle que leur énergie cinétique compense l'énergie gravitationnelle de l'ensemble. La turbulence est aussi très développée à cause des conditions extrêmes du milieu : densités et viscosités très faibles d'une part, agitation supersonique des nuages interstellaires d'autre part. Le nombre de Reynolds*, un paramètre physique qui caractérise l'amplitude de la turbulence, y est considérable : de l'ordre de 105 voire plus, alors que la valeur critique qui sépare le régime non turbulent du régime turbulent est voisine de 300.

Suivons maintenant un nuage particulier, de grande taille, soumis à sa propre gravitation : il tend à s'effondrer sous l'effet de son auto-gravité, et ce faisant il s'échauffe, car l'énergie gravitationnelle de l'effondrement se transforme en chaleur. Toutefois cette chaleur ne s'accumule pas car elle est très vite rayonnée, et le nuage peut continuer à s'effondrer. Le temps d'effondrement est beaucoup plus rapide au centre. Conséquence : le nuage devient de plus en plus dense des bords vers le centre. D'un point de vue théorique, il est possible de montrer que cette situation peut devenir instable. En fait, dès que le contraste en densité entre les bords et le centre atteint la valeur de 30, le nuage se fragmente en une dizaine de morceaux plus petits, et en moyenne plus denses que le nuage initial. Ensuite chacun des morceaux va avoir tendance à s'effondrer sous l'effet de sa propre gravité, et le raisonnement précédent va à nouveau s'appliquer, les mêmes causes produisant les mêmes effets.

PETITS ET GROS NUAGES Quelles sont les structures les plus petites qui peuvent ainsi se former par fragmentation ? Les nuages, on l'a vu, sont de plus en plus denses à chaque fragmentation. Au bout d'un moment, la structure formée est si dense qu'elle devient opaque et ne peut donc plus évacuer, par rayonnement, l'énergie liée à l'effondrement gravitationnel. Les plus petits fragments vont se trouver en équilibre relatif entre les forces de pression et de gravitation, sans pouvoir se fragmenter plus avant. Ceci survient pour des tailles de l'ordre de 10 fois la distance Terre-Soleil.

Inversement, des fragments peuvent entrer en collision ; leur masse croît alors par accrétion de matière, ou coalescence. Quelles sont les plus grandes structures qui peuvent se former ainsi ? Ce sont des nuages moléculaires géants, de masse environ égale à un million de masses solaires, et de taille avoisinant une centaine d'années-lumière : au-delà de ce seuil, les forces de gravité de la Galaxie produisent des forces de marée qui tendent à détruire et disperser les nuages.

Changeons maintenant d'échelle d'observation : que se passe-t-il au niveau des galaxies ou des étoiles ? Leur distribution suit-elle aussi un ordre fractal ? Réponse positive pour les galaxies et les étoiles jeunes, qui viennent de se former à partir des nuages, elles conservent leur structure hiérarchique pendant un certain temps avant de diffuser et se diluer dans les galaxies. D'autre part on a montré que, dans les zones où elles se forment, le nombre d'étoiles d'une masse donnée suit une loi de puissance qui paraît universelle, et ce quelle que soit la galaxie ! Qui plus est, cette loi peut se déduire de façon logique de celle des nuages interstellaires

A l'échelle des galaxies et des amas de galaxies (figure 3), l'ordre fractal est encore présent. Des lois indépendantes d'échelle sont observées comme c'est le cas pour le milieu interstellaire. Ainsi la masse totale M de galaxies comprises dans un rayon R vérifie une loi de puissance avec une dimension fractale D très proche de la valeur déjà observée pour les nuages interstellaires (entre 1.7 et 1.8).

 

 

Figure 3: La distribution des galaxies suit également une loi fractale guidée par la gravité et la fusion des petites structures (projection sur le ciel, selon le catalogue APM. Chaque point est une galaxie dans le ciel, D'après Maddox et al, Oxford University).

La nature fractale de la distribution des galaxies a mis beaucoup de temps à être établie. Elle est dûe aussi à la gravité comme pour les nuages, et à la formation hiérarchique des structures par fusion. Une structure doit se découpler du reste de l'Univers, et devenir assez-dense pour sortir de l'expansion et s'effondrer sous l'effet de sa propre gravité. A cause de l'expansion justement, l'effondrement n'est pas très rapide. Les structures se découplant le plus vite sont les petites structures, donnant naissance à de petites galaxies. Celles-ci vont progressivement fusionner de façon hiérarchique pour former de plus grosses galaxies.

La structure fractale de l'Univers n'est pas aussi consensuelle que pour le milieu interstellaire. Elle pose en effet un certain nombre de problèmes théoriques. Tout d'abord, le principe cosmologique selon lequel l'Univers est homogène et isotrope (autrement dit, toutes les positions dans l'Univers sont équivalentes mis à part quelques irrégularités locales, et il n'y a aucune direction privilégiée) s'oppose à l'existence de structures hiérarchiques aux plus grandes échelles. En effet, si de telles structures existaient, cela voudrait dire, d'une part, que l'Univers est plus dense dans certaines directions et d'autre part - pour des raisons que nous ne détaillons pas ici- que sa densité tend vers zéro (ce n'est certainement pas le cas, vu que l'Univers est baigné de photons, dont la distribution est homogène, et la densité non nulle).

En 1970, l'astronome Gérard de Vaucouleurs a pourtant proposé un modèle de distribution fractale des galaxies. Deux écoles de pensée se sont par la suite développées, l'une à Princeton (autour de Jim Peebles), prétendant que l'Univers devient très vite homogène, dès les échelles de dix millions d'années-lumière, et l'autre à Rome (autour de Luciano Pietronero) proposant que la structure fractale et hiérarchique se poursuit au-delà de la plus grande échelle observée aujourd'hui, et pourquoi pas, à l'infini (ce qui remettrait en cause le principe cosmologique). Il faut dire qu'à l'époque de ce débat, les observations allaient bien toutes dans le sens d'une hiérarchisation des structures sur des centaines de millions d'années-lumière. Aujourd'hui, avec le développement des télescopes, de leur sensibilité et de leur capacité à fournir rapidement des catalogues de millions de galaxies, cette situation est en train de changer, et il se pourrait que l'homogénéisation soit bientôt observée. On s'attend à cette transition entre le milieu fractal des amas de galaxies et l'homogénéité à très grande échelle, car les fluctuations sont de densité de plus en plus faibles lorsque la taille augmente, et il y a un seuil en masse où ces fluctuations ne se sont pas encore condensées, les super-superamas. Les prédictions sont donc que la structure fractale et hiérarchique de l'Univers va s'étendre dans le temps aux plus grandes échelles. Notons qu'un Univers fractal sur une grande gamme d'échelle, puis homogène au delà d'une échelle donnée, n'est bien sûr pas incompatible avec le principe cosmologique.

Figure 4: Perturbations du fond cosmologique de rayonnement de corps noir à 3 degrés Kelvin, vestige d'une phase dense et chaude de l'Univers vers 300 000 ans après le Big-Bang (image tirée des observations du satellite COBE, NASA)

Du côté des observations, il existe d'ailleurs un argument qui conforte l'hypothèse d'un Univers homogène à grande échelle : l'existence du fond cosmologique de rayonnement de corps-noir* à 3 degrés Kelvin. Comme on peut le voir sur la figure 4, ce fonds est extrêmement isotrope, avec des perturbations d'amplitude faible, de l'ordre de 1/100 000 seulement, ce qui donne à penser que l'Univers était bien quasiment homogène lors de la recombinaison de l'Univers, i.e. vers 300 000 ans après le Big-Bang.

Figure 5: La nature fractale de l'Univers s'interrompt aux moyennes échelles avec les galaxies: alimentées par une source d'énergie supplémentaire (formations d'étoiles et énergie nucléaire associée, explosions de supernovae...), ces structures se maintiennent pendant des milliards d'années sans s'effondrer. Il est probable qu'aux très grandes échelles l'Univers perd son caractère fractal, mais on n'en a pas encore la preuve définitive.

UN ORDRE D'UN AUTRE TYPE Nuages interstellaires, amas de galaxies, superamas, Univers tout entier : le voyage ne serait pas complet si nous n'évoquions aussi l'ordre des structures galactiques et des étoiles. Un ordre cette fois non fractal (figure 5 )! La raison ? Les galaxies ou les étoiles sont des étapes dans la concentration de la matière, et ces étapes restent stables pendant un temps relativement long par rapport au temps d'effondrement gravitationnel, grâce à un phénomène nouveau : une source d'énergie supplémentaire. Les étoiles trouvent dans les réactions nucléaires qui se déclenchent en leur coeur l'énergie nécessaire pour maintenir leur température suffisamment élévée. Et les forces de pression sont suffisantes pour compenser les forces gravitationnelles. Les galaxies spirales, ordonnées par la rotation, tirent aussi de l'énergie de la formation d'étoiles, des réactions nucléaires correspondantes ou d'autres phénomènes associés, comme les vents stellaires et les explosions de supernovae, etc.. Il est intéressant de noter que la luminosité d'une galaxie, dûe essentiellement à ses étoiles, intégrée pendant l'âge de l'Univers ( ~15 milliards d'années), est du même ordre que son énergie gravitationnelle. Une galaxie peut ainsi se maintenir pendant des milliards d'années....mais sa masse se concentre lentement et son milieu interstellaire perd progressivement de l'énergie. La gravité gagne donc lentement du terrain !

F.C

Encadré Les raies moléculaires :

Deux techniques nous permettent de cartographier le milieu interstellaire de la Voie Lactée et des galaxies extérieures : d'une part l'analyse de l'absorption et de l'émission en infra-rouge des grains de poussière et d'autre part l'étude des raies moléculaires.

Sous forme atomique ou moléculaire, l'hydrogène est le constituant principal des nuages interstellaires. Il y est associé à des grains de poussière, qui absorbent la lumière visible et sont responsables des bandes sombres cachant les étoiles (fig. E1). Chauffés par le rayonnement des étoiles à une température autour de 20 degrés Kelvin en moyenne (et plus, au voisinage d'une étoile chaude), ces grains rayonnent dans l'infra-rouge lointain (fig. E2).

 

Figure E1 : La Voie Lactée et ses traînées sombres de poussière, qui absorbent la lumière des étoiles. Globalement, la structure des nuages interstellaires, composant gazeux de notre Galaxie, est marginalement stable mais de temps en temps, un déséquilibre local ne peut être évité, et une étoile se forme alors par effondrement gravitationnel

Figure E2 : Photo en infra-rouge lointain (100 microns de longueur d'onde) d'une région de la Voie Lactée. On voit ici l'émission de la poussière chauffée par les étoiles proches (photo satellite IRAS).

L'étude des raies moléculaires est une autre façon, plus puissante encore, d'obtenir des informations sur la structure des nuages interstellaires. Des molécules se forment dans les nuages denses, la plus abondante étant le monoxyde de carbone CO (abondance de 1/10 000 par rapport à l'hydrogène moléculaire). Elles sont excitées ( en rotation et vibration) lors des nombreuses collisions, puis retombent dans leur état fondamental en émettant de la lumière à une fréquence bien précise : c'est la raie d'émission. Contrairement au rayonnement continuum de la poussière, ces raies très fines nous informent sur la vitesse du gaz. En effet la fréquence reçue par l'observateur est décalée vers le rouge si les molécules s'éloignent et vers le bleu si les molécules s'approchent. On accède ainsi à la structure en 3 dimensions des nuages sur la ligne de visée (fig. E3).

 

 

Figure E3 : Notre galaxie cartographiée en nuages moléculaires, grâce à la raie de la molécule CO, à 2.6mm de longueur d'onde (d'après Dame et al 2001, ApJ 547, 792)

 

 

Notes en marge

* La masse d'un nuage interstellaire peut être calculée à partir de la quantité de molécules de monoxyde de carbone CO, elle même calculée à partir de l'intensité totale du rayonnement reçu. On en déduit le nombre de molécules d'hydrogène qui représente l'essentiel de la masse du nuage.

* Le fond cosmologique de rayonnement de corps-noir* est un rayonnement observé dans toutes les directions de l'espace , dont le spectre d'énergie est celui d'un corps noir, à la température de 2, 74 kelvins. C'est un vestige d'une phase dense et chaude de l'Univers primordial.