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01/10/1998
La Recherche
FRANÇOISE COMBES et NORMA SANCHEZ
sont astrophysiciennes à l'observatoire de Paris,
HECTOR DE VEGA
est physicien au laboratoire de physique théorique et hautes énergies de l'université Paris-VI.
*L'EFFET DOPPLER
désigne la modification de la fréquence d'une onde perçue par un détecteur lorsque celui-ci ou la source sont en mouvement.
*Les nuages de gaz sont constitués de sous-ensembles ou fragments, animés de mouvements désordonnés les uns par rapport aux autres. L'amplitude de cette agitation est la
DISPERSION INTERNE DES VITESSES
. Ce phénomène se répète à toutes les échelles, jusqu'au plus petit fragment qui, lui, est constitué de gaz plus homogène. Sa dispersion de vitesses correspond alors à l'agitation désordonnée des molécules qui le composent, agitation qui est l'équivalent microscopique de la température du gaz.
*La RÉSOLUTION SPATIALE
correspond à la taille du plus petit détail discernable sur une image.
*L'INTERFÉROMÉTRIE
est l'étude des phénomènes physiques relatifs au couplage cohérent d'ondes électromagnétiques. La radioastronomie en ondes millimétriques utilise aujourd'hui l'interférométrie entre plusieurs télescopes pour des observations à grande résolution spatiale ; avec des séparations entre télescopes de l'ordre de 500 mètres, on peut obtenir des résolutions de l'ordre de la seconde d'arc.
*L'UNITÉ ASTRONOMIQUE
est la valeur moyenne de la distance Terre-Soleil. Elle vaut environ 150 millions de kilomètres.
*Le TEMPS DE CHUTE LIBRE
est le temps d'effondrement d'un nuage sous l'effet de sa propre gravitation, en supposant qu'aucune force de pression ne s'oppose à l'effondrement.
*Une LOI D'ÉCHELLE
est une loi de puissance reliant la masse à la taille des nuages, par exemple, qui ne dépend pas de l'échelle considérée. La taille et la masse d'un nuage particulier étant connues, cette loi permet de déduire la masse de tous les autres nuages à partir du facteur d'échelle par rapport à la taille de départ, quelle qu'elle soit.
*Le RAYONNEMENT COSMOLOGIQUE
est un rayonnement observé dans toutes les directions de l'espace, dont le spectre d'énergie est celui d'un corps noir à la température de 2,74 kelvins. C'est un vestige d'une phase dense et chaude de l'Univers primordial.
(1) R.B. Larson,
Mon. Not. Roy. Astr., 194
, 809, 1981.
(2) B. Mandelbrot,
Les
O
bjets fractals
, Flammarion, 1975.
(3) D. Pfenniger, F. Combes,
Astron. Astrophys., 285
, 94, 1994.
(4) H. de Vega, N. Sanchez, F. Combes
, Nature, 383
, 53, 1995.
(5) K.G. Wilson, J. Kogut,
Phys. Rep., 12
, 75, 1974.
(6) A. Lesne,
Méthodes de renormalisation
, Eyrolles Sciences, 1996.
(7) F. Sylos-Labini, L. Pietronero,
Astrophys. J., 469
, 26, 1996.
La Recherche à publié
:
(I) I. Ristorcelli, G. Serra, J.-M. Lamarre, " Les étoiles naissent dans le froid ", décembre 1997 ; N. Grosso, T. Montmerle, " Les hoquets éruptifs des jeunes étoiles ", mai 1998.
(II) J.-L. Puget, R. Gispert, " Les télescopes spatiaux traquent le rayonnement fossile ", hors série
Naissance et histoire du cosmos
, avril, 1998 ; F. Casoli, " Les grumeaux du Big Bang ", septembre 1995.
(III) O. Le Fèvre, " Télescope au sol : la nouvelle génération voit grand ", hors série
Naissance et histoire du cosmos
, avril 1998.
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REPERES
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ASTROPHYSIQUE
Espace interstellaire et galaxies se comportent comme un système critique
La gravitation façonne l'univers en fractals
Les nuages interstellaires forment des entités imbriquées, de structure similaire sur plusieurs ordres de grandeur en taille. Quelle est l'origine de tels fractals ? Une nouvelle théorie fondée sur l'étude thermodynamique d'un milieu auto-gravitant fait apparaître de fécondes analogies avec les phénomènes critiques caractéristiques des changements de phase d'un système physique. Phénomènes qui se retrouvent à plus grande échelle, celle des amas et superamas de galaxies.
Notre Galaxie, la Voie lactée, est composée d'une centaine de milliards d'étoiles et de gaz d'hydrogène mêlé à de la poussière. Ce milieu interstellaire ne représente aujourd'hui que quelques pour-cent de la masse totale de la Galaxie. Au tout début de sa formation, le gaz était son constituant majoritaire, à partir duquel se sont formées les étoiles par effondrement gravitationnel(I). Aujourd'hui encore, il se forme quelques étoiles par an dans la Voie lactée.
Le milieu interstellaire est loin d'être un gaz homogène : il est distribué en nuages de toutes tailles, que l'on aperçoit dans le ciel comme des taches sombres devant les étoiles, car la poussière absorbe la lumière visible (voir photo ci-dessus). Les nuages de gaz sont d'autant plus denses qu'ils sont plus petits et, selon sa densité, le gaz est atomique ou moléculaire (H ou H2). Dans les nuages les plus denses, les nuages moléculaires, les éléments lourds formés au coeur des étoiles (carbone, oxygène, azote, etc.) se combinent en molécules, la plus abondante étant le monoxyde de carbone CO. Ces molécules émettent des raies d'émission caractéristiques dans les longueurs d'onde millimétriques. Ce sont elles qui sont à l'origine de nos connaissances du milieu, car la molécule principale H2 ne rayonne pas et reste indétectable aux températures très basses qui y règnent, de l'ordre de 10 kelvins (soit 263 degrés Celsius).
Les raies moléculaires apportent deux types d'informations. Elles permettent, d'une part, de connaître par effet Doppler* la dynamique des nuages et, d'autre part, leur intensité est liée à la quantité de gaz sur la ligne de visée. On a pu ainsi relier la masse des nuages avec leur dispersion interne de vitesses*, et avec leur taille(1). Le résultat est que la masse M d'un nuage varie comme une loi de puissance avec sa taille r. En d'autres termes, M est proportionnelle à rD, avec D puissance non entière, à peu près égale à 1,7. Si le milieu était homogène, ou les nuages tous de même densité, D serait égal à 3, puisque nous sommes dans un espace à trois dimensions. Cette puissance non entière, inférieure à la dimension de l'espace, est caractéristique d'une structure fractale telle que Benoît Mandelbrot l'a définie en 1975(2).
La structure des nuages moléculaires est très hiérarchisée, en ce sens que les gros nuages sont en fait constitués de plus petites condensations, elles-mêmes contenant de petits fragments, etc., comme des poupées russes, sur au moins cinq à dix niveaux. Comme tout fractal, cette structure est self-similaire, c'est-à-dire qu'elle se reproduit avec le même aspect à toutes les échelles. Il est ainsi impossible de deviner la taille absolue d'un nuage observé si on ne connaît pas sa distance (voir photos page précédente).
Les plus grands nuages observés ont une masse d'un million de masses solaires, et leur taille est de 300 années-lumière environ. Des nuages de taille supérieure ne peuvent se former : ils seraient cisaillés par les forces de marée dues à la Galaxie elle-même. De l'autre côté de la hiérarchie, quelle est la plus petite taille observée pour les nuages interstellaires ? Une première limite est donnée par la résolution spatiale* des télescopes, soit une fraction de seconde d'arc avec les interféromètres millimétriques*, ce qui correspond à une taille de quelques centaines d'unités astronomiques*. Plus récemment, grâce au réseau international VLBI (
Very Long Baseline Interferometry
) de télescopes distants de milliers de kilomètres, opérant en mode interférométrique à une résolution de l'ordre de la milliseconde d'arc, on a pu déterminer des tailles dix fois plus petites encore, de l'ordre de la dizaine d'unités astronomiques. De tels fragments ont une masse environ égale à celle de Jupiter. La hiérarchie des nuages est donc très contrastée : le rapport entre la plus petite et la plus grande taille est de l'ordre d'un million, et le rapport des masses d'un milliard.
Comment de telles structures ont-elles pu se constituer ? Sont-elles en équilibre et quel est leur rôle dans la formation d'étoiles ? Depuis longtemps, les astronomes savent que l'efficacité de formation d'étoiles à partir du milieu interstellaire est, de façon surprenante, très faible. Pourtant, le temps d'effondrement gravitationnel des nuages est très court, il va de 250 ans pour les plus petits fragments jusqu'à deux millions d'années pour les nuages moléculaires géants. Si l'effondrement se poursuivait jusqu'à la formation d'étoiles, il serait impossible d'expliquer la persistance de nuages de gaz dans la Galaxie depuis le début de sa formation, c'est-à-dire depuis une dizaine de milliards d'années. Mais à chaque échelle, l'effondrement est stoppé par l'agitation désordonnée des sous-fragments du nuage, équivalente à une " pression turbulente " qui contre-balance les forces de gravitation. Ces mouvements turbulents sont supersoniques et très dissipatifs : dans les ondes de choc qu'ils engendrent, l'énergie cinétique du nuage est dissipée très rapidement (à l'échelle d'un temps de chute libre*). La turbulence doit donc être entretenue en permanence. Mais par quel mécanisme ? Une des hypothèses proposées est que la formation même de jeunes étoiles au sein des nuages pourrait maintenir la turbulence par l'énergie dégagée sous diverses formes (jets bipolaires, vents stellaires, explosions de supernovæ, etc.). Cependant, la dispersion de vitesses observée dans les nuages moléculaires formant des étoiles est très semblable à celle des nuages calmes, qui n'en forment pas. Une telle solution ne peut donc être générale.
Et si finalement, la physique du milieu était beaucoup plus simple ? L'existence de lois d'échelle* dans ce milieu apparemment désordonné et chaotique nous a suggéré qu'une théorie fondée uniquement sur la gravitation pourrait sans doute expliquer les phénomènes. Une première étape consista à modéliser des nuages selon ce principe(3). La formation du fractal s'expliquerait par un processus d'instabilité gravitationnelle, suivie de fragmentation. Ce processus n'a pas d'échelle caractéristique et peut se poursuivre en cascade, pourvu que le gaz se maintienne à température constante (régime isotherme), c'est-à-dire qu'il soit capable d'échanger de l'énergie par rayonnement.
Un nuage de gaz, dans des conditions isothermes, comme c'est le cas pour le milieu interstellaire, a tendance à se concentrer et augmenter sa densité dans les parties centrales. Or le temps de chute libre est d'autant plus court que la densité est plus grande, et le nuage devient instable dès que le centre devient trop dense par rapport au bord : le nuage se fragmente en plusieurs morceaux (typiquement 5 à 10) plus denses, qui à leur tour vont se concentrer et ainsi de suite, de façon récursive. Il en résulte toute une hiérarchie de nuages, de plus en plus denses à chaque niveau. Cette fragmentation récursive s'arrête lorsque la densité est si grande que le gaz devient opaque à son propre rayonnement. Le gaz au centre des nuages, chauffé par le début d'effondrement gravitationnel, ne peut plus rayonner et évacuer sa chaleur ; la pression qui en résulte stabilise et empêche l'effondrement et la fragmentation. Du régime isotherme, le nuage passe à un régime adiabatique, c'est-à-dire qu'il ne peut plus échanger d'énergie avec l'extérieur. Les plus petits fragments prévus par ce modèle correspondent bien aux structures observées mentionnées plus haut, de masse égale à celle de Jupiter.
Arrivés à cette taille, les fragments fusionnent par collisions pour former des structures plus grandes, et un équilibre statistique s'établit entre fusion et fragmentation. Il en résulte que la stabilité de l'ensemble des nuages est prolongée sur des échelles de milliards d'années. Les mouvements turbulents sont en permanence maintenus et régénérés par les instabilités gravitationnelles. La structure fractale hiérarchisée explique ainsi la stabilité de l'ensemble des nuages.
Ces premières modélisations ont donc montré que l'hypothèse selon laquelle seule la gravité pouvait être responsable de la structure fractale du milieu était plausible. Mais curieusement aucune théorie concernant un tel ensemble de fragments en équilibre quasi isotherme, de nombre variable, soumis uniquement à leur autogravitation, n'avait encore été développée. Nous avons donc étudié la thermodynamique du problème, très complexe
a priori
, puisque toute particule interagit avec toutes les autres. Mais il s'avère que les équations peuvent se simplifier et, surtout, nous avons pu montrer que le système est mathématiquement équivalent à celui d'un ensemble de moments magnétiques (spins), ou à un fluide dont l'état devient critique lors d'un changement de phase(4). Un des prototypes de ces phénomènes critiques est l'opalescence qui survient à la transition liquide-vapeur d'un fluide au point critique. Des fluctuations macroscopiques de densité se développent à toutes les échelles dans le fluide et réfractent la lumière, ce qui explique l'opalescence. L'étude des phénomènes critiques accompagnant les changements de phase a permis de comprendre toute une série de phénomènes, dès les années 1970-1980(5). Que ce soit dans des domaines physique ou biologique, les lois d'échelle et la formation de structures self-similaires peuvent s'interpréter de la même façon par des lois universelles, définissant des « classes d'universalité(6) ". En effet, les fluctuations qui se développent au point critique obéissent à des lois statistiques générales, indépendantes des forces microscopiques en jeu, et fonction seulement de la dimension de l'espace et des symétries des forces. Les exposants critiques, reliés à la dimension de la structure fractale obtenue, sont alors universels.
Dans le cas du système autogravitant, la théorie prévoit que le milieu est critique quelles que soient les valeurs des paramètres externes (comme la température). Les fluctuations qui se développent à toutes les échelles, et qui correspondent aux nuages, sont alors prédites par la théorie, de même que la dimension fractale résultante, avec un bon accord avec les observations.
La théorie s'applique aussi aux galaxies prises comme un ensemble de points autogravitants. Celles-ci forment une structure hiérarchique, en s'agglomérant en groupes, amas et superamas. Entre la taille d'une galaxie, de l'ordre de 100 000 années-lumière, et celle des plus grandes superstructures observées (de l'ordre du milliard d'années-lumière), les galaxies forment une structure fractale, de dimension voisine aussi de D=1,7. Bien sûr le fractal n'est pas infini ; comme toutes les structures physiques réelles, il existe des bornes inférieure et supérieure en taille. Si la borne inférieure est ici l'échelle d'une galaxie, on ne connaît pas encore exactement la taille de la borne supérieure, mais on sait que l'Univers devient homogène à grande échelle, comme en a témoigné l'observation du fond de rayonnement cosmologique* à 3 kelvins par le satellite COBE(II)
. Cette homogénéisation à grande échelle s'explique par le fait que l'auto-gravité des structures n'est plus prépondérante devant l'expansion de l'Univers. A très grande échelle, la dimension D deviendra donc égale à 3. Déjà, dans les catalogues de galaxies existants, on décèle une augmentation sensible de D à grande échelle, mais avec beaucoup d'incertitude, car cela dépend du modèle d'Univers choisi (la distance attribuée à chaque objet dépendant de la courbure de l'Univers, de sa densité, de la constante de Hubble, etc., paramètres encore mal connus). L'échelle où se produit la transition vers un Univers homogène est aujourd'hui un point chaudement débattu(7), que les sondages à très grande échelle de millions de galaxies pourraient résoudre dans les toutes prochaines années(III).
ASTROPHYSIQUE
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