LE QUOTIDIEN


Un oeil persan sur les étoiles
Mohammad Heydari-Malayeri, 51 ans, astronome à l'observatoire de Paris-Meudon, spécialiste ès «nébulosités bizarres», s'est attelé à un glossaire stellaire en iranien.

Par DOMINIQUE LEGLU

Le mardi 12 janvier 1999


 
 

Blob et big bang

C'est un «portrait de famille» d'une cinquantaine d'étoiles qu'a saisi le télescope spatial Hubble, en se tournant vers le blob N 81 dans le petit nuage de Magellan à 200 000 années-lumière d'ici (1). Très massives, nées dans une galaxie pauvre en éléments lourds, elles sont presque exclusivement composées d'hydrogène et d'hélium. Autrement dit, elles ressemblent aux astres apparus juste après le big bang, essentiellement emplis de ces deux gaz. Ces étoiles «nous donnent une compréhension nouvelle des mécanismes physiques qui ont gouverné la formation des étoiles dans des galaxies très éloignées, nées il y a très longtemps», explique Heydari-Malayeri. Très massives, non seulement elles dévorent leurs gaz à l'accéléré mais éjectent violemment de la matière. La preuve par les images de Hubble, où l'on voit la nébuleuse de gaz luminescents abruptement sculptée par les «vents stellaires» et les fortes ondes de choc.

(1) Annonce faite le 23 juillet, consultable avec images sur le site de Hubble

 

PHILIPPE PLANTROSE
Il a des moustaches à en faire frémir l'étymologie. Non contents de sourdre de la lèvre supérieure (le mystax grec), les poils poivre et sel glissent, lisses, jusqu'en dessous de la lèvre inférieure, masquant ainsi la bouche. N'était la plissure au coin de l'?il, il passerait pour sévère. Mais qu'il parle, et alors il roucoule. Les mots du français roulent, dans un parler qui tâta d'abord du persan. Mohammad Heydari-Malayeri, Iranien de Malayer (400 km à l'ouest de Téhéran), où il naquit en 1947, astronome à l'observatoire de Paris depuis 1980 et Français depuis 1982, est spécialiste mondial de certaines «nébulosités bizarres». Et, depuis presque trente ans, c'est un amoureux des mots de l'astronomie au point de patiemment concocter pour eux un glossaire en iranien moderne...

Mais ce dont l'homme à la moustache vous parle en premier, c'est de Rostam, héros à «la grande barbe à deux branches, dont un casque frappant masque le front». Cet Hercule persan du Livre des rois - célèbre épopée, qu'écrivit Abol-Qasem Ferdowsi, relatant l'histoire de l'ancien Iran -, ce héros d'il y a mille ans, l'inspira dès l'âge de 5 ans. Il lui donna l'envie d'apprendre. Alors, «avant même d'aller à l'école», le petit garçon qui s'endormait parfois sur la terrasse de la maison à 1 200 mètres d'altitude, sous la voûte étoilée, voulut savoir «par c?ur les poèmes de Ferdowsi». Il avait de qui tenir: «En pleine nuit, quand il avait oublié un vers, mon arrière-grand-père réveillait tout le monde dans la maison.»

«Pâtés» cosmiques. Depuis, si Mohammad, l'arrière-petit-fils, a lui aussi passé des nuits blanches, c'est pour un autre genre d'épopée: l'histoire de l'univers, version big bang. Dans l'aventure de l'astronome moderne, les héros au bout du télescope n'ont pas de barbe blanche, mais arborent cependant de curieuses formes mousseuses et blanchâtres. Mohammad les appelle familièrement ses «blobs» («taches» ou «pâtés»), et «personne n'en avait entamé l'étude» avant lui, à la fin des années 70. Depuis, après ses patientes observations sur plus d'une quinzaine d'années, ces étranges «pâtés» cosmiques ont fini par révéler leur vraie nature: il s'agit d'«essaims d'étoiles». Des cohortes aussi impétueuses que mille Rostam réunis et qui racontent une lointaine histoire d'il y a des milliards d'années: quand l'Univers était bien plus jeune et accouchait dans la violence de billions d'étoiles, à un rythme plus effréné qu'aujourd'hui. Avec l'annonce, l'été dernier, de la découverte dans le petit nuage de Magellan d'une pouponnière céleste baptisée N 81, où rayonnent de très jeunes soleils, jusqu'à 300 000 fois plus lumineux que le nôtre, Heydari-Malayeri a enfin pu faire son miel d'une grande première astronomique (lire ci-dessous).

De l'étude systématique de ses essaims, il dit sobrement: «Ça m'a sauvé.» Sa passion d'astronome et sa course aux «résultats de recherche», impitoyable au niveau international, l'ont obligé à s'expatrier à un moment clé. «Un mois après la révolution de 1979» en Iran, celui qui dit s'être senti jadis «plutôt nationaliste» choisit de venir en France. S'il vit intensément cette période qui «marquait la fin d'une dictature, la fin d'un régime totalitaire», il fait cependant le choix de l'exil. Et de façon «réfléchie», insiste-t-il. A l'époque, il a déjà en poche un doctorat d'astrophysique, obtenu à l'université Paris-VII, ainsi que «plusieurs articles» publiés dans des revues spécialisées. A Téhéran, «l'université était fermée, il n'y avait pour [lui] aucun débouché». L'appel des étoiles est le plus fort. D'où le retour en France, très vite suivi d'un long séjour de sept ans au Chili, à l'observatoire européen de La Silla, l'un des meilleurs observatoires au monde.

En 1975, Heydari-Malayeri avait été accueilli dans l'Hexagone par Evry Schatzmann, le spécialiste du Soleil qui a formé des générations d'astronomes à l'observatoire de Paris-Meudon. «Imaginez, il m'a accepté alors que mes études à l'université de Téhéran étaient interrompues depuis cinq ans», se souvient-il, reconnaissant.

Le mot juste. En Iran, il y avait eu deux ans de service militaire, puis trois ans dans l'édition (chez Franklin Books). L'occasion de voir naître une deuxième passion: celle des mots de l'astro. A l'époque, «c'est un génie, le Dr Adib-Soltani, linguiste parlant une dizaine de langues, qui a joué le rôle moteur», affirme Mohammad Heydari-Malayeri. A son contact, l'astronome déplore que le persan ignore les mots de la science moderne. L'envie lui vient de «réanimer les suffixes, affixes, préfixes... de faire "revenir" des mots anciens». Voire d'en créer de nouveaux. Trouver si possible la racine adéquate - qu'elle tienne du persan, du grec ou du latin, pas d'«intégrisme», la plus adaptée fera l'affaire. «Et si on n'en trouve pas, accepter le mot actuel.» Exemple: le «bruit» au sens scientifique du terme ne sera pas le banal cholough iranien, mais le terme noufeh, retrouvé dans des textes anciens. «Avec sa "personnalité à part", il peut traduire le côté scientifique, estime Heydari-Malayeri. La science, c'est ça: une langue artificielle.»

D'une modestie déconcertante, Heydari-Malayeri constate qu'en effet «il doit y avoir aujourd'hui très peu d'Iraniens qui peuvent proposer ce genre de "dictionnaire"». Il annonce avoir «repris 2 000 mots». Et aimerait publier un ouvrage où se trouvent en regard l'anglais (langue de la science mondiale actuelle) et le persan. Car, pour lui, c'est une évidence: «Si une langue n'exprime pas les idées nouvelles, elle meurt.» Celui qui adula Ferdowsi voudrait bien que ses «blobs» parlent aussi persan. 


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